[D-G] zionism (versus zionism)

Bougredâne Bougredandouille bougredane.bougredandouille at gmail.com
Fri May 21 18:17:10 PDT 2021


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(paru dans Lundi Matin)

https://lundi.am/Penser-la-Palestine

Quelques considérations sur le sionisme et l’antisionisme
*Stéphane Zagdanski*

L’Histoire, ça n’existe pas.
Il n’y a que *des* histoires – y compris au sens où l’on dit
familièrement : « Tout ça, ce sont des histoires… ».
Souvenirs doublés d’oublis, parcellaires et chaotiques comme tout ce qui
émane des cervelles humaines. Récits. Archives – lesquelles ne sont que des
histoires tamponnées d’une date précise. Publications. Polémiques. Images –
lesquelles ne sont que des reflets fragmentaires et figés de la vie vécue,
dénués *a priori* d’autre sens que celui, purement technique, de leur
cadrage (borné, par définition) ; contrairement aux mots qui vivent en
secret de toutes les significations qui les ont imprégnés au cours des
siècles, les images sont mortes et muettes, leurs significations leur sont
toujours attribuées de l’extérieur, y compris par ce type particulier
d’histoires qu’est la technique du montage des images et du son.
Or l’immense majorité des histoires est toujours teintée, voire imbibée,
d’idéologie. Une idéologie, quelle qu’elle soit, est un système dogmatique
plus ou moins élaboré – parfois très élaboré – d’associations d’idées
réflexes et répétitives qui s’appliquent uniformément à toutes les
situations humaines que ce système décide, à partir de ses propres
présupposés souvent inconscients, de confondre, d’associer, ou d’opposer…
Le problème avec les histoires, c’est qu’elles méconnaissent les abyssales
turbulences régissant les vies des hommes, leurs existences, leurs actes,
leurs pensées, leurs drames et leurs extases, toute cette trame arbitraire,
indémêlable, infiniment complexe, que des esprits paresseux qualifient
d’« Histoire » et à laquelle ils s’imaginent assister comme, depuis un
fauteuil molletonné, des spectateurs à une séance de cinéma.
Quant à ce qui arrive en ce moment en Israël, à Gaza, en France et ailleurs
– ce qu’on appelle l’« Actualité » –, il en va de même que l’Histoire.
*L’Actualité, ce n’est que l’Histoire – qui n’existe pas – en train de ne
pas avoir lieu*.
* * *

L’État d’Israël est une entité bifide incomparable. Il est un état, et il
est Israël. On peut donc en dire d’emblée deux choses qui induisent deux
types de réflexions très différentes :
1/ Israël aujourd’hui est une « démocratie » à l’occidentale, entièrement
vouée à la corruption néo-libérale, en tous points comparable en cela à la
France, à l’Italie, à l’Angleterre, aux USA… comme à n’importe quelle autre
société où règne le « spectaculaire intégré » aujourd’hui.
Quant aux ennemis et adversaires géo-politiques de l’État d’Israël, le
Fatah, le Hamas, l’Iran, le Hezbollah, le Liban, la Syrie, Daesh, etc., ils
sont soumis strictement à la même corruption et propragande néo-libérale,
hormis que ce sont d’infâmes despotismes à tendance théocratique prêts à
voir périr leurs propres populations dans l’heure pour assouvir leurs
délires fanatiques et génocidaires.

2/ Israël est le seul et unique pays peuplé d’une majorité de Juifs. Or le
peuple juif, par son histoire, par son rôle livresque et métaphysique dans
la constitution spirituelle de l’Occident chrétien et de l’Orient musulman
est incomparable avec un autre peuple de ces deux immenses régions du monde.
En tant qu’État, il est légitime de reprocher à Israël *strictement* tout
ce dont on peut blâmer les autres sociétés contemporaines. Là-bas, *comme
partout ailleurs* – y compris dans les pays les plus farouchement ennemis
d’Israël, et jusque à Gaza, en Cisjordanie et dans les plus misérables
camps de réfugiés palestiniens (où l’on rêve aussi de vivre « à
l’américaine » [1 <https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb1>]

[1] Libération du 6 mars 2019 : « Le faible des...
) –, le néo-libéralisme a tout empoisonné de son venin nihiliste.
Là-bas, *comme
partout ailleurs*, tout-un-chacun partage les fantasmes ravageurs de
l’Économie triomphante ; tous adhèrent aux grotesques valeurs factices du
capitalisme le plus effréné ; personne ne remet en question les aspirations
à la servitude volontaire globalisée ; nul ne critique le faramineux
insouci de la nature et de la beauté, la pente au ravage, la course à la
destruction. Tout le mal qu’on peut donc légitimement dire de l’État
d’Israël – ses dirigeants corrompus, sa population hébétée de
divertissements médiatiques imbéciles, le débat public confisqué par les
plus cyniques marionnettes communicantes, la course effrénée au gain,
l’abandon des plus démunis, etc. –, n’est pas le propre d’Israël : c’est le
mal du monde, c’est la caractéristique d’une Époque de l’histoire humaine
qui a pris un si sale tournant que les hommes, où qu’ils soient, ne s’en
remettront probablement pas.

En revanche, deux singularités caractéristiques de cet État doivent être
prises en considération pour comprendre la situation présente et leur
intrication méditée comme rapport de cause à effet : l’État d’Israël est
Israël, c’est-à-dire qu’il porte le nom propre par lequel se reconnaît le
peuple juif depuis près de trois mille ans, et cet État est en conflit
*défensif* à ses frontières (y compris avec la bande de Gaza) avec
plusieurs de ses voisins qui sont autant d’ennemis engagés
fantasmatiquement dans une guerre d’extermination *revendiquée.*

« Le nationalisme juif », expliquait Kafka à Gustav Janouch, « c’est la
cohésion – sévèrement maintenue, parce qu’imposée de l’extérieur – d’une
caravane qui traverse dans la nuit un désert glacé. La caravane n’a pas le
dessein de conquérir quoi que ce soit. Elle veut seulement atteindre un
pays bien protégé, qui donnerait aux hommes et aux femmes de la caravane la
possibilité de faire épanouir librement leur existence d’êtres humains. La
nostalgie que les Juifs ont d’une patrie n’est pas un nationalisme
agressif, s’emparant rageusement des pays d’autrui faute d’avoir trouvé en
soi-même et dans le monde une patrie véritable et parce qu’au fond il
serait incapable en fait de faire reculer le désert.
— Vous pensez aux Allemands ? (lui demande Janouch)

Kafka garda d’abord le silence, puis il mit la main devant sa bouche en
toussotant et dit d’une voix lasse :
— Je pense à tous les groupes humains avides de butin qui dévastent le
monde et, s’imaginant accroître la sphère de leur pouvoir, ne font que
restreindre leur humanité. Le sionisme, en comparaison, n’est qu’un
tâtonnement laborieux pour retrouver ses propres lois d’homme. »

L’utopie sioniste est incontestablement dans un triste état. Ainsi en
va-t-il aujourd’hui de toutes les utopies modernes, le socialisme à l’Est,
la Révolution et l’abolition des privilèges en France, l’égalitarisme en
Amérique du Sud, la décolonisation en Afrique, la fin du racisme en
Amérique du Nord, la démocratie en Occident, etc. Quant aux pays qui se
déclarent ouvertement ennemis d’Israël, c’est encore pire puisqu’on
chercherait en vain quelles utopies revendiquées ont bien pu trahir leurs
régimes despotiques, leurs sociétés fanatiques, leurs mœurs intolérantes et
leurs idéologies belliqueuses.

L’histoire de la fondation de l’État d’Israël et du conflit israélo-arabe
étant intimement liée à l’histoire moderne du peuple juif, c’est par cette
dernière qu’il faut commencer de réfléchir pour espérer comprendre quoi que
ce soit aux tenants et aboutissants du conflit qui embrase à nouveau la
région aujourd’hui.
* * *

Le sionisme n’est pas une idéologie : c’est à sa source une séculaire
utopie d’émancipation politique et mystique fondée sur l’importance
spirituelle de la Terre d’Israël (soit la « Palestine » de l’ancien empire
ottoman) pour les Juifs du monde entier.

Walter Laqueur, dans sa monumentale *Histoire du sionisme* : « Une étude
des origines du sionisme doit obligatoirement prendre pour point de départ
cette place centrale occupée par Sion dans les pensées, les prières et les
rêves des Juifs de la diaspora. La formule ‘‘l’an prochain Jérusalem’’ fait
partie du rituel juif et de nombreuses générations de Juifs pratiquants se
sont tournées vers l’Est en récitant la grande prière de la liturgie juive,
le ‘‘Shemone Essre’’. La nostalgie de Sion se manifesta par l’apparition de
nombreux messies, de David Alroy au XIIe siècle à Sabbataï Tsevi au XVIIe ;
on la trouve dans les poèmes de Judah Halévy, dans les méditations de
générations de mystiques. Le lien physique des Juifs avec leur ancienne
patrie ne fut jamais complètement rompu ; durant tout le Moyen Âge,
d’importantes communautés juives existaient à Jérusalem et à Safed, et de
plus petites à Naplouse et à Hébron. Les tentatives de Don Joseph Nassi,
duc de Naxos, pour encourager la colonisation juive près de Tibériade,
échouèrent mais l’émigration individuelle en Palestine ne cessa jamais ;
elle atteindra un nouveau sommet avec l’arrivée de groupes de ‘‘hassidim’’
à la fin du XVIIIe siècle. »

On comprend sans peine que les antisémites aient toujours en majorité été
antisionistes. Ils n’ont aucun rapport avec les différents Juifs de
différentes origines (les religieux, les assimilés, les internationalistes,
etc.) qui s’opposaient à ses débuts et jusqu’à la seconde guerre mondiale
au sionisme (comme solution à l’antisémitisme). Aucun de ces Juifs
antisionistes ne pouvait prévoir la tentative de leur extermination au
XXe siècle.
On pouvait à la rigueur encore croire auparavant que les Juifs allaient se
préserver de l’antisémitisme autrement qu’en s’auto-déterminant et en se
défendant de leurs persécuteurs les armes à la main. Mais après ce qu’on a
nommé la « Shoah », une telle candeur n’était plus possible.

À nouveau Walter Laqueur : « L’opposition au sionisme est aussi ancienne
que le sionisme même. Elle vint de multiples côtés, juifs et non juifs, de
gauche et de droite, religieux et athées. On a affirmé tantôt que le but du
sionisme était impossible à atteindre, tantôt qu’il était indésirable,
tantôt qu’il était à la fois illusoire et indésirable. L’opposition arabe
n’a rien de surprenant mais les attaques vinrent également d’autres
milieux, dont l’Église catholique, les nationalistes arabes qui se
méfiaient des intrus européens, les hommes politiques et les orientalistes
européens pro-arabes et les communistes. Les pacifistes le condamnèrent en
tant que mouvement violent. Gandhi écrivit que, comme idéal spirituel, le
sionisme avait sa sympathie mais qu’en recourant à la force les Juifs
avaient rabaissé et avili leur idéal. Tolstoï déclara que le mouvement
sioniste n’était pas progressiste mais foncièrement militariste ; l’idée
juive ne trouverait pas son accomplissement dans une patrie
territorialement limitée. Les Juifs voulaient-ils vraiment un État du type
de la Serbie, de la Roumanie ou du Monténégro ? Certains antisémites
approuvèrent le sionisme, d’autres le dénoncèrent dans les termes les plus
violents ; pour les uns comme pour les autres, les Juifs et le judaïsme
représentaient un élément destructeur et leur politique visait par
conséquent à réduire l’influence juive et à se débarrasser du plus grand
nombre de Juifs possibles. On aurait pu penser qu’ils auraient accueilli
avec faveur un mouvement qui se proposait justement cela, à savoir de
réduire le nombre de Juifs qui résidaient dans les différents pays d’Europe
mais, en réalité, ils s’en sont fréquemment pris à lui. La Palestine,
estimaient-ils, était un pays trop beau et trop important pour être donné
aux Juifs qui, de toute façon, avaient perdu la capacité d’édifier un État
à eux. Ils étaient destinés à rester des parasites et le sionisme était
donc une imposture. Ce n’était pas une tentative constructrice mais au
contraire une simple ruse, un élément de la conspiration visant à instaurer
le règne des Juifs sur le monde. Mêlant métaphores et images, le théoricien
du nazisme, Alfred Rosenberg, écrivait en 1922 : ‘‘Certaines des
sauterelles qui suçaient la moelle de l’Europe retournent dans la Terre
promise et sont déjà en quête de pâturages plus verts. Au mieux, le
sionisme est l’effort impuissant d’un peuple incapable pour réaliser
quelque chose de constructif mais, en général, il sert aux spéculateurs
ambitieux de nouveaux champs dans lequel pratiquer l’usure à l’échelle du
monde entier.’’ Rosenberg demandait la mise hors-la-loi du sionisme comme
ennemi de l’État allemand et l’inculpation des sionistes sous l’accusation
de haute trahison. »
* * *

Aujourd’hui, l’ultra-gauchisme se construit en miroir de la domination
néo-libérale. À l’inverse, le judaïsme traditionnel et la pensée juive
échappent seuls en Occident à l’idéologie pré-capitaliste, capitaliste et
néo-libérale. Les raisons en sont complexes mais pourraient être démontrées
en examinant les textes de la Bible consacrés aux pauvres et aux riches,
ceux du Talmud (principalement les trois traités *Baba Kama*, *Baba
Batra,* *Baba
Metsia*) consacrés aux échanges commerciaux et au travail, à la pauvreté, à
l’étranger, à la domination impériale romaine, etc.

Ce sont pourtant des évidences qu’on peut saisir ne serait-ce qu’en lisant
quelques versets de la Bible dans n’importe quelle traduction [2
<https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb2>]

[2] Je renvoie sur cette question à mes textes précédents...
… Si les gauchistes antisionistes ne les ont pas comprises, c’est qu’ils
ont intérêt à ne pas les comprendre.

Les premiers kibboutsnikim et quelques uns des premiers sionistes, gens
parfaitement honorables, les avaient au contraire très certainement à
l’esprit. Dire à cette occasion que l’État d’Israël a trahi les rêves des
pères fondateurs ne dit rien d’autre que constater que la France, par
exemple, a trahi les rêves d’abolition des privilèges des Révolutionnaires,
ou que l’Église de Rome a trahi les rêves d’émancipation universalistes des
premiers chrétiens (pédophilie, accointance historique avec les régimes
dominateurs et despotiques, colonisation impérialiste, esclavagisme et
conversions forcées de régions entières du globe, etc.).

Nulle part au monde un État n’est l’incarnation ni la réalisation d’un
« rêve ». Le « rêve » des Juifs sionistes, c’était *a minima* de ne plus
subir la sauvagerie antisémite sans pouvoir se défendre.

Ce que l’on reproche aux sionistes, on pourrait le reprocher à toutes les
nations, et quant aux ennemis déclarés d’Israël, on se demande même quel
rêve on pourrait leur reprocher d’avoir trahi (peut-être celui d’une frange
universaliste et émancipatrice dans l’Islam) tant ils entrent tous sans
exception dans la catégorie des régimes les plus abjects du globe !

Nul ne peut nier qu’il existe, en Israël comme ailleurs, des Juifs qui
participent à cœur joie au ravage du néo-libéralisme, des Juifs corrompus
(Netanyahou le premier), racistes, colonialistes (qui rêvent de tuer ou de
déporter tous les Arabes de Palestine…), mais ce n’est pas leur judéité qui
s’exprime en cela (contrairement à l’antisémitisme chrétien et musulman,
inscrit dans leurs textes fondateurs mêmes), même s’ils sont des Juifs
religieux. Quelqu’un qui ne se conforme pas à ce que disent les textes
juifs a beau être juif, il ne se place pas au cœur de la vérité juive, de
la conception swingante de la vérité que déploie le judaïsme (dont tout le
monde connaît au moins deux célèbres maximes : « Tu ne tueras point » et
« Tu ne voleras point »).

Il faut savoir ce que disent les textes traditionnels juifs pour comprendre
comment doit penser un Juif. Qui ne pense pas comme un Juif a beau être
juif, ce qui parle en lui ou à travers lui n’est pas le judaïsme et
n’implique aucun autre Juif. Un financier juif, pour reprendre mon image,
en tant qu’il est financier, qu’il prospère sur le ravage de l’économie
contemporaine, quelqu’un comme Maddof et quelques autres, est profondément
dans le péché vis-à-vis de la vérité juive de la gratuité, de la charité,
du souci et de l’attention portés aux plus démunis et à tous ceux qui
souffrent à cause des riches principalement.

Kafka encore, en discussion avec Janouch : « Aujourd’hui les Juifs ne se
contentent plus de l’histoire, cette patrie située dans le temps. Ils
désirent trouver un pays qui soit le leur dans l’espace, petit mais
semblable aux autres. Il y a de plus en plus de jeunes Juifs qui retournent
en Palestine. C’est un retour vers eux-mêmes, vers leurs propres racines,
vers la croissance. Cette patrie palestinienne est pour les Juifs un but
nécessaire. Tandis que la Tchécoslovaquie est pour les Tchèques un point de
départ.

— Une sorte de piste d’envol.

— Vous pensez qu’ils parviendront à décoller ? Je les verrais plutôt
s’éloigner excessivement de leurs bases, des sources d’énergie qui leur
sont propres. Je n’ai jamais entendu dire qu’un aiglon ait appris à voler
comme un aigle en observant constamment et obstinément comment nage une
grosse carpe. »
* * *

J’appelle pour ma part « antisioniste » quelqu’un qui « s’oppose » au sens
propre au sionisme, lequel est un mouvement né en pleine affaire Dreyfus
d’émancipation et d’autodétermination des Juifs pour se protéger de la
criminalité antisémite.

« Tous les après-midi, maintenant », confiait encore Kafka à Janouch, « je
me promène dans les rues ; on y baigne dans la haine antisémite. Je viens
d’y entendre traiter les juifs de *Prasivé plemeno* <« race de galeux »>.
N’est-il pas naturel qu’on parte d’un endroit où l’on vous hait tant ? (Nul
besoin pour cela de sionisme ou de racisme). L’héroïsme qui consiste à
rester quand même ressemble à celui des cloportes que rien ne chasse des
salles de bains. »

Les Juifs opposés au sionisme (les religieux, les assimilationnismes, les
internationalistes, etc.) – dont se réclament par une ruse cousue de fil
blanc les antisionistes antisémites (les antisiomites) aujourd’hui – ne s’y
opposaient que parce qu’ils considéraient qu’il existait d’autres solutions
(les leurs) à la sauvegarde du peuple juif (je mets à part le cas de cette
pauvre démente de Simone Weil qui rêvait d’une extermination douce des
Juifs).

Après 1945, cette position naïve elle aussi, n’était plus tenable. Les
Juifs d’Europe avaient été quasiment exterminés, avec la complicité de bien
des dirigeants arabes et des populations arabes de Palestine, farouchement
hostiles à l’immigration juive. Certes, Hitler n’était pas musulman, mais
il y a une nette coresponsabilité arabe dans l’extermination des Juifs,
très exactement comme il y a aujourd’hui une coresponsabilité des Européens
dans la mort de centaines d’émigrés en Méditerranée simplement parce qu’on
leur refuse de se réfugier ici.

Après la guerre, donc, il n’était donc plus *plausible* d’être
antisioniste. Voilà pourquoi un juif qui n’est pas haineux de soi ne peut
qu’être sioniste au sens originel du mot. À sa source, le sionisme n’était
pas un étatisme et pas même un nationalisme, ni un colonialisme ni un
impérialisme. C’était la volonté utopique d’un *foyer*. Le Foyer National
Juif correspondait à la volonté de sauvegarde du peuple juif en danger
partout, dans le monde chrétien *et musulman* [3
<https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb3>]

[3] Il faut à ce sujet méditer la conférence de Georges...
.

* * *

Bien avant la création de l’État d’Israël, il y avait au sein du sionisme
(parmi ses dizaines de courants divers et farouchement opposés les uns aux
autres), un courant minoritaire favorable à un état bi-national où
musulmans et Juifs seraient intégrés à part entière. C’est aujourd’hui la
revendication imbécile et naïve (quand on connaît la gravité de
l’antijudaïsme et de l’antisémitisme en terre d’Islam depuis des siècles)
des antisionistes les plus candides (lesquels ne sont pas nécessairement
antisémites mais sont les idiots utiles des antisionistes antisémites
largement majoritaires dans le monde). Or les Arabes (du moins leurs
dirigeants) s’y sont toujours farouchement opposés, révulsés à l’idée que
des Juifs puissent vivre parmi eux avec un statut d’égalité à part entière.

C’est cette même révulsion qui explique que tous les plans de paix et de
partage de la Palestine entre Juifs et Arabes depuis bien avant la création
d’Israël en 1948 jusqu’à 2002 furent catégoriquement refusés par les
dirigeants arabes.

La dernière tentative d’amorce de paix en date est la remise de la bande de
Gaza par les Israéliens à l’Autorité palestinienne en 2005. Ce mouchoir de
poche territorial n’était pas l’embryon d’un État palestinien mais le gage
de la part des dirigeants israéliens d’une possibilité de pourparlers de
paix et d’une collaboration ultérieure avec les dirigeants palestiniens, en
vue de fonder enfin, après tant de décennies d’échecs, un État palestinien
*pacifique* à côté d’Israël qui comprendrait, après d’âpres négociations,
la Cisjordanie et la bande de Gaza.

Ce en quoi le Fatah et le Hamas ont transformé la bande de Gaza en à peine
quinze ans dit tout sur la possibilité de faire la paix avec les leaders
palestiniens.

Nul ne sait ce que désire vraiment la population palestinienne, qui n’a pas
et n’a jamais eu voix au chapitre. Tout juste peut-on s’en faire une idée
en sachant que de libres élections en Cisjordanie aujourd’hui feraient
apparemment tomber l’Autorité palestinienne aux mains du Hamas. Et l’on
peut se faire une idée très claire de ce que pensent les dirigeants du
Hamas et quelques autres leaders palestiniens et arabes, pour la raison
qu’ils le déclarent publiquement. Ce qu’ils déclarent et profèrent à
répétition, cela depuis des années, non seulement en Palestine mais dans
beaucoup de pays arabes, c’est la haine des Juifs.

Ainsi quand un porte-parole du Hamas déclare dans un discours à la
télévision : « Oui nous sommes le peuple qui aspire à la mort, tout comme
nos ennemis aspirent à la vie ! » ; lorsque dans une émission pour enfants
diffusée à la télévision palestinienne, on fait déclamer à une petite fille
de cinq ou six ans que lorsqu’elle sera grande elle veut « tirer sur les
Juifs » ; quand un chef religieux égyptien évoque publiquement, à la
télévision égyptienne, « l’anéantissement de tous les Juifs au jour du
Jugement » ; lorsque le premier ministre turc déclare que « ceux qui
condamnent Hitler jour et nuit surpassent Hitler en barbarie », ces
déclarations et tant d’autres du même ordre donnent certains indices pour
juger de ce qu’éprouvent certains Arabes à l’égard des Juifs, et que semble
confirmer les dernières émeutes antisémites dans quelques villes
historiquement mixtes d’Israël.
* * *

Penser la Palestine exige de penser le conflit judéo-arabe qui flamboie en
mots et en actes dans cette petite région du monde depuis 1881, soit depuis
les premières vagues d’immigration de Juifs russes pogromisés dans leur
pays d’origine, jusqu’aux manifestations organisées par le Hamas à la
barrière de sécurité séparant la bande de Gaza d’Israël il y a deux ans, et
jusqu’aux jets de roquette de ces derniers jours. Et penser le conflit
judéo-arabe puis israélo-arabe à partir de 1948 (cinq guerres, deux traités
de paix et huit plans de partage tous refusés par les dirigeants arabes),
exige d’abord de savoir penser un conflit en soi.

Dans un conflit, quel qu’il soit, il y a des morts. Dans un conflit, quel
qu’il soit, il y a des morts innocents. Les jeunes adolescents allemands
embrigadés dans les *HitlerJugend* et menés d’autorité au front à la fin de
la seconde guerre mondiale, pour servir de pure chair à canon, furent les
victimes innocentes des soldats alliés. Leur cause, ou plus exactement la
cause qu’ils servaient de gré ou de force n’en est pas plus juste pour
autant. C’est exactement la même chose concernant les adolescents
palestiniens embrigadés aujourd’hui de gré ou de force par le Hamas (et
quand on inculque la haine antisémite la plus enragée à un enfant depuis
son plus jeune âge, son embrigadement à l’adolescence ne saurait être
déclaré choisi ni réfléchi), tués par les snipers israéliens. Ce sont des
victimes innocentes d’une cause profondément injuste, la cause du Hamas qui
les utilise cyniquement, à l’instar de tous les dirigeants despotiques de
la planète, pour servir de chair à canon.
* * *

Les antisionistes sont une drôle de foule. La plupart sont si médiocres
intellectuellement que condescendre à polémiquer avec eux est une disgrâce.
Signe des temps, cette bousculade de vils bavards constitue une
incommensurable majorité idéologique (ne serait-ce que parce qu’il y aura
toujours dans le monde *beaucoup plus* d’antisémites et d’antisionistes que
de Juifs), de sorte qu’il n’y a guère que les Sentinelles des îles Andaman
qui n’ont pas encore donné leur avis sur la Palestine ni désigné les
responsables du désastre ni détaillé les moyens assurés de régler le
conflit israélo-arabe.

Autre fait troublant, non seulement cette meute d’indignés sélectifs s’est
internationalisée depuis longtemps, mais elle s’est globalisée aussi sur le
plan socio-professionnel : cinéastes, philosophes, chanteurs, économistes,
lycéens, gagmen, politiciens, sociologues, éditorialistes, comédiens,
journalistes, universitaires… Tous partagent la même sous-langue constituée
des mêmes vocables empruntés au même registre de l’infamie : « apartheid »,
« racisme », « génocide », « colonisation », « spoliation »,
« occupation », « ségrégation »… et désormais « sionisme ».

C’est un vaste envoûtement délétère, tout le monde s’y met, tout le monde
s’en mêle, tout le monde répète mensonges et demi-vérités établis depuis
des décennies et chacun croit avoir tout saisi en ressassant quelques
slogans faciles et formules outrées.

Les philistins décérébrés qui clament leur antisionisme aujourd’hui ont
ceci de commun avec tous les antisémites depuis toujours, à commencer par
les premiers contempteurs chrétiens et musulmans dans les Évangiles et dans
le Coran, de ne construire leur rhétorique crispée et indigente qu’en une
référence substitutive spéculaire à la Parole juive. L’antisionisme est
depuis toujours un discours usurpateur, structuré sous la forme d’un
plagiat et d’une substitution. Comme Hitler vociférant que les Juifs
voulaient exterminer le seul vrai peuple messianique qu’étaient les
Allemands, les antisionistes sont des usurpateurs de la souffrance et de la
tragédie juive, des plagieurs intellectuellement anorexiques, des entravés
du style à qui les mots manquent pour exprimer leur ressentiment, de sorte
qu’ils n’ont d’autre choix, pour proférer leur identité enragée de
substitution, que d’emprunter aux Juifs (ou à quelques autres communautés
opprimées du XXe siècle (« l’appartheid ») leurs signifiants singuliers, en
en inversant la polarité ou en les détournant (« Shoah » plagiée en
« Nakba », « Résistance à l’occupant » nazi reprise littéralement,
« Génocide », etc.).

Du côté juif, hormis quelques racistes proclamés rêvant d’exterminer ou
d’expulser tous les Palestiniens, kahanistes et compagnie, *qui
scandalisent tout le monde en Israël*, on ne trouvera pas, ou très peu, *en
un siècle de discours*, de proclamation génocidaire ou spoliatrice, et se
réjouissant du malheur des Arabes. Le mot-à-mot de la déclaration
d’indépendance d’Israël en est en soi la meilleure preuve.

Le sionisme historique était d’abord sensible aux souffrances des Juifs
pogromisés, mais il ne fut jamais insensibles aux souffrances des Arabes
dès qu’il en eurent conscience (après ne pas les avoir vus, ni pris en
considération). Aujourd’hui encore on soigne dans les hôpitaux israéliens
les Palestiniens, les blessés syriens, voire même les notables du Fatah
lorsque la situation médicale l’exige. Par ailleurs, une partie de la
population israélienne (certes minoritaires, comme le sont par exemple les
gilets jaunes dans la population française) est positivement en faveur des
Palestiniens et de leurs revendications. Certains soldats (Betselem)
critiquent et dénoncent ouvertement les agissements d’autres soldats de
Tsahal, etc.

Dans le camp d’en face, en revanche, il n’est qu’une seule et même
vocifération depuis le début du conflit à la fin du XIXe siècle, jusqu’à
nos jours. C’est *l’antisémitisme le plus cru et ordurier*, à la Drumont,
des éditorialistes libanais chrétiens très influents au début du XXe siècle.
C’est le pacte armé entre le grand mufti de Jérusalem, Al Husseini, leader
arabe le plus influent de la première moitié du XXe siècle, avec Hitler et
les nazis. Même si les assertions intéressées de Netayahou affirmant que
c’est le grand Mufit qui souffla l’idée à Hitler du génocide des Juifs est
grotesque, son pro-nazisme et son antisémitisme abject sont historiquement
indéniables. Même choses chez tous les dirigeants palestiniens, tel Abbas
commençant sa carrière en URSS par une thèse négationniste consacrée au
génocide des Juifs pendant la guerre, tel le Hamas aujourd’hui et ses
médias diffusant la haine des Juifs la plus patente jusque dans les
émissions pour enfants...

Le sionisme – né au XIXe siècle d’une conviction utopique selon laquelle
les Juifs pourraient enfin ne plus avoir à subir l’antisémitisme, leur sort
ne plus dépendre des populations au sein desquelles ils vivent en minorité
depuis tant de siècles – est devenu aujourd’hui une banale invective,
depuis la bouche du plus dégénéré esclavagiste islamiste jusqu’à celle de
l’étudiant en *gender studies* d’un campus californien. Quant aux
indifférents, à l’ère de la propagande cybernétique, ils ne le demeurent
pas longtemps.

En voici un exemple édifiant, datant (par hasard) de la crise des Gilets
jaunes (hier donc), qui vaut mille autres anecdotes du même acabit :

On connaît la blague de Woody Allen : « J’ai lu *Guerre et Paix* en lecture
rapide : ça se passe en Russie. » En février 2019, Maxime Nicolle, surnommé
« Fly Rider », louable militant de la cause des Gilets Jaunes, exprime son
avis supersonique sur la question juive [4
<https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb4>]

...
. À l’évidence, Maxime Nicolle est un brave garçon. Il commence par se
déclarer touché par la souffrance juive, et il n’a pas tort concernant les
manœuvres de récupération médiatico-gouvernementales du symptomatique
incident Finkielkraut [5 <https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb5>]

...
. Maxime finit même par admettre ce que par quoi il aurait fallu commencer
– hélas, la casquette à l’envers lui a brouillé les idées : « Je vous
laisse vous renseigner sur l’histoire de la Palestine et d’Israël, c’est
hyper compliqué, c’est très très très très très compliqué… » Après avoir
longuement réfléchi (autrement dit après avoir passé une soirée à cliquer
sur internet : le temps cybernétique est très relatif), le tribun casquetté
inversif s’est décidé à fulminer son judicieux avis sur la question.
Désirant en découdre avec le sionisme, il commence sa diatribe par une
confusion assez typique du dialecticien de pacotille – dont sa casquette
imperturbablement portée à l’envers semble l’indépassable symptôme :
« L’antisionisme », déclare le casquetté en surveillant d’un œil les
réactions et commentaires de son cyberpublic, « si on s’y intéresse un
petit peu, c’est quand même un truc hyper, hyper, hyper, hyper raciste,
mais carrément raciste. C’est-à-dire que c’est une idéologie à la con qui
est d’extrême en plus mais euh c’est pas grave, le président ça le dérange
pas, c’est-à-dire qu’il faut pas être raciste, il faut pas être antisémite
mais on a le droit d’être sioniste et d’être hyper raciste… »

Ses fans ne manquent pas de faire remarquer à Maxime Nicolle qu’il a, par
un lapsus casquetté à l’envers, confondu « sionisme » et « antisionisme ».
Il se reprend : « Oui, c’est le sionisme qui est raciste, pas
l’antisionisme évidemment ! Je me suis peut-être mal exprimé (*sic :* *c’est
peu dire*)… C’est être sioniste qui, enfin, c’est même pire que ça, quand
on s’y intéresse, c’est vraiment dégueulasse. Allez pas sur Wikipédia parce
que c’est très neutre. Allez vraiment voir ce qui se passe là-dessus, c’est
un truc à gerber… »

Nul ne peut décemment nier la réalité du malheur des Palestiniens. Pour
autant, se prononcer sur un malheur humain sans en connaître ce qu’on nomme
les *tenants* et les *aboutissants*, à savoir d’une part les causes
historiques, idéologiques et *métaphysiques* précises, aussi diverses et
circonstanciées soient-elles ; et d’autre part les divers groupes,
dirigeants, idéologues et populations qui profitent de ce malheur humain,
cela revient à *prendre parti*, sur le mode dégénéré d’un supporter de
foot, mais ça ne s’appelle pas* penser*.

Le cas de Maxime Nicolle est significatif. D’une part, il dévoile l’envers
de la casquette du discours antisioniste. Car s’il ne s’y réduit pas
toujours (le plus souvent, si), le discours antisioniste a ceci de commun
avec l’antisémitisme qu’il procède par *aversion inversive*. Tous les lieux
communs de la rhétorique antisioniste renversent ainsi la vérité
historique, à commencer par l’accusation de « colonialisme ». Il suffit
pour s’en convaincre de lire les 880 pages de la classique *Histoire du
Sionisme* en deux volumes de Walter Laqueur, les 1060 pages de la très
riche *Histoire intellectuelle et politique du sionisme (1860-1940)* de
l’irremplaçable Georges Bensoussan, d’y ajouter les cinq tomes de l’*Histoire
de l’antisémitisme* de Léon Poliakov, l’Évangile et le Coran (eh oui, tout
est lié) et de connaître au moins un peu, quand même, l’histoire mondiale
des XIXe et XXe siècles, pour s’en convaincre.

Qui parmi les antisionistes a fait ce travail ? Personne.
* * *

Pour ne pas perdre mon temps à déconstruire chaque assertion ridicule de
tel cinéaste [6 <https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb6>]

...
, tel chanteur de rock [7 <https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb7>]

...
 ou telle star hollywoodienne [8 <https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb8>]

...
, je veux livrer quelques réflexions sur l’argumentation du philosophe
français à la fois le plus prestigieux aujourd’hui et le plus radical dans
son antisionisme – Alain Badiou –, lequel a l’avantage d’avoir livré toute
sa pensée depuis déjà longtemps concernant à la fois l’État d’Israël et le
peuple juif.

Je renvoie aux deux longues séances de mon Séminaire [9
<https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb9>]

[9] J’ai minutieusement examiné le cas Badiou dans mon...
 que j’ai consacrées cette année à Badiou pour les diverses démonstrations
et citations de détail concernant sa philosophie. Je n’entends ici que
tirer certaines déductions concernant son antisionisme.


Il y a une lâcheté proprement philosophique qui consiste à penser – ou du
moins de ne pas se risquer à contredire –ce que Nietzsche qualifiait déjà
de « troupeau » : « La morale est aujourd’hui en Europe la morale du
troupeau. » (*Par-delà bien et mal*). Chez Alain Badiou, cette déclaration
faite en novembre 2015 après les attentats du Bataclan est un exemple
parfait de la morale du troupeau : « Prenons, sans même l’examiner dans sa
signification politique, l’affaire de Gaza : 2000 morts du côté
palestinien, parmi lesquels à peu près 450 enfants. Alors, c’est civilisé
ça ? Parce que ce sont des avions qui tuent, déchiquetant, broyant et
brûlant les gens, et non des jeunes abrutis qui tirent dans le tas avant de
se suicider ? »

Le troupeau, c’est encore ce que Spinoza qualifie simplement de
« vulgaire » (*vulgus*) à la fin de la préface du *Traité
théologico-politique * :

« Je n’ai aucun espoir de leur plaire ; je sais combien sont enracinés dans
leur âme les préjugés qu’on y a semés à l’aide de la religion ; je sais
qu’il est également impossible de délivrer le vulgaire de la superstition
et de la peur ; je sais enfin que la constance du vulgaire, c’est
l’entêtement, et que ce n’est point la raison qui règle ses louanges et ses
mépris, mais l’emportement de la passion. Je n’invite donc pas le vulgaire,
ni ceux qui partagent ses passions, à lire ce Traité, je désire même qu’ils
le négligent tout à fait plutôt que de l’interpréter avec leur perversité
ordinaire, et, ne pouvant y trouver aucun profit pour eux-mêmes, d’y
chercher l’occasion de nuire à autrui et de tourmenter les amis de la libre
philosophie. »

Hier, le troupeau, c’était le stalinisme et le fascisme, et bien entendu
l’antisémitisme. Aujourd’hui c’est toujours l’antisémitisme *et* l’antisionisme
(à moins d’être un halluciné du lobby et du complot juifs, il est difficile
de ne pas comprendre qu’il y a sur la planète incommensurablement plus
d’antisionistes que de Juifs), l’Américanisme, la Technique (les
mathématiques dans le cas de Badiou, lesquelles ont modelé le monde
occidental et contribuent, aujourd’hui encore, par exemple avec les
algorithmes financiers du *High Speed Trading*, à ravager la planète).

Badiou, qui a lu Heidegger, le sait probablement, ou du moins est censé le
savoir. Or Badiou est un des plus frelatés serviteurs du ravage, sous
plusieurs formes, idéologique, politique, et philosophique. Quant à la
forme rhétorique, comme tant d’intellectuels français il ne sait pas
écrire, et ainsi sa piècette de théâtre et ses romans sont tous d’une
nullité extravagante.

Tout le monde connaît les compromissions intellectuelles de Badiou avec les
criminels staliniens de sa jeunesse. Or ce n’est que parce qu’il connaît
bien la lâcheté consubstantielle du troupeau philosophique qu’il peut
continuer de promouvoir Mao aujourd’hui. Sa fermeté de vue ne vaut qu’à
cause de la mollassonnerie des neurones consubstantielle au troupeau. Ce
n’est pas de s’être compromis, fût-ce une seule fois dans sa vie, qui est
le plus blâmable : c’est de ne pas avoir eu le courage de penser cette
compromission (comme l’a fait Heidegger lui-même, lentement et
difficilement certes, ce dont témoignent ses *Carnets noirs)*.

Alain Badiou est un spinosiste inversif : il s’imagine, en bon gaga du
mathème, que les mots collent tant à leur signification, que le signifiant,
le signifié et leur référent sont si indissociables qu’il suffit de biffer
un signifiant pour que son référent cesse de poser problème et disparaisse.
C’est exactement la bêtise formulée dans la blague du scientifique qui
étudie l’audition des sauterelles en arrachant une à une les pattes de
l’une d’entre elles. Ainsi Badiou se gargarisait-il en 2005 d’avoir trouvé
la « réponse » à la « question juive » : il suffisait de biffer le
« signifiant » « juif » du vocabulaire humain.

Difficile de ne pas songer qu’avec leur « nom » – les intellectuels
français sont d’une ignorance si crasse concernant le judaïsme que Badiou
ignore probablement que « le Nom » est un des surnoms du Dieu des Juifs !
–, c’est l’annihilation des « Juifs » que Badiou fantasme, conformément au
vieux fantasme assimilationiste de l’Abbé Grégoire déjà, qui préconisait de
mettre un terme à l’antisémitisme en dissolvant les Juifs dans la foule des
non-Juifs.

Or il est loin d’être acquis – le contraire l’est même quasiment, on en a
des exemples historiques précis –, que si l’on ne prononçait plus jamais le
« nom juif », voire même s’il n’y avait plus de Juifs sur terre,
l’antisémitisme disparaîtrait. L’antisionisme est bien la preuve, contre le
spinosisme inversif de Badiou, que la vieille haine perdure en changeant
les noms !

Spinoza expliquait que les mots ne sont pas consubstantiels aux choses mais
employés et décidés au hasard des coutumes (Platon l’exprimait déjà dans le
*Cratyle*), ce qui provoque tous les problèmes d’incompréhensions liés aux
connaissances du premier genre et aux idées inadéquates. Même chose lorsque
Badiou déclare l’État d’Israël « obsolète ». Il en fantasme l’obsolescence
sur le mode des industriels qui la programment concrètement dans leurs
marchandises pour mieux leur substituer une autre camelote identiquement
destinée à s’auto-détruire promptement… Comment ne pas voir chez Badiou, au
simple emploi du mot « obsolète », ce qui motive son fantasme de la
disparition d’une structure étatique dans laquelle vivent des millions
d’hommes dont par ailleurs il considère que le nom qu’ils portent, un nom
tiré de leur texte sacré depuis des millénaires, est lui-aussi obsolète
puisqu’il aurait été contaminé par l’emploi péjoratif de ce nom dans les
discours des nazis.

D’où, chez Badiou qui n’est pas un antisémite au sens banal du mot, tout
cela vient-il ? De la conception mathématique universelle qu’il se fait de
la « vérité » [10 <https://lundi.am/Penser-la-Palestine#nb10>]

[10] Extrait de mon séminaire : Si l’on compare maintenant...
, laquelle est bien elle-même intimement « impérialiste » et
« colonialiste » sous son inévitable forme cybernétique.

La philosophie de Badiou est structurée sur le mode d’une profonde
perversion dominatrice ; je l’ai démontré ailleurs, mais cela s’entend à
l’ouïe nue à son élocution autant qu’à son vocabulaire ou à ses raisons
idéologiques. Badiou a élaboré un concept de la vérité autoritaire qui pue
la volonté de domination par tous les pores de sa prose. Sa « vérité » est
exactement à l’image de ce que Heidegger explique dans son *Parménide* –
Heidegger que Badiou critique sur un mode narquois et délabré (« À un
moment il faut bien arrêter de questionner pour apporter des réponses ! »)
–, qu’elle n’a été proposée, cette *veritas*, que pour écrabouiller (à la
manière impériale romaine) la belle, subtile, profonde et énigmatique
(questionnante) notion d’*alèthéia*.

Or, ne relevant ni de la *veritas* ni de l’*alèthéia*, la conception juive
de la vérité est profondément subversive. Ce que précisément lui reprochent
dans leurs textes fondateurs (Évangile et Coran, pères de l’Église et
Haddith) les entreprises de domination idéologique que furent les
impérialismes chrétien et musulman.

Antisionistes, apprenez à penser.


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